mercredi 22 décembre 2010

L'ami Danilo Kiš



          Il y a peu de temps de cela, je tombai sur le dernier livre de l’écrivain Serbe Danilo Kiš. L’Encyclopédie des morts, publié en Grèce aux éditions Exandas, traduit par Christos Arvanitidis. Je vais faire donc un petit saut dans le passé pour tenter de le rendre le plus fidèlement possible (étant pourvu d’une mémoire extrêmement perfide), en -humble- hommage à l’ami Danilo Kiš.

          Vers le mois de septembre 82, je me lançais une fois de plus dans un de ces allers-retours à Paris qui avaient commencé en 77, à la poursuite de mes rêves de jeunesse. M’étant persuadé de la sûreté des vols en avion, je voyageais comme porteur d’un seul et unique cadeau, cadeau par ailleurs fort séduisant mais, cela va sans dire, je résistai à la tentation et me limitai à la consommation du whisky que j’avais acheté au duty free, ce qui me permit de surmonter la peur du vide sans fin sous mes pieds. Et je songeais qu'au même moment là-bas, dans les maisons de retraite de ma terre natale, les vieux devaient jouir, sans la moindre apparence de nostalgie, des derniers rayons de chaleur de l’été.

          De l’autre côté des vitres du bus, les lumières de Paris sautillaient et je ne pouvais croire qu’une fois encore, le voyage passe si vite (tout comme notre petite vie d’ailleurs). J’essaye, sans grand succès, de me rappeler ce que m’avait dit Christos Arvanitidis sur Danilo. Le lendemain, dans son petit appartement d’un quartier calme de Paris (au 3/5 rue Tesson), Danilo m’accueillit comme s’il me connaissait depuis des années. Je lui remis le cadeau que son ami Christos lui envoyait: une bouteille de raki. Nous levâmes ainsi nos verres et bûmes à la santé en général “comme ça se fait” en de pareilles occasions. Né en 1935, Danilo était juif par son père. (En 1944 son père ainsi que d’autres membres de sa famille avaient été déportés à Auschwitz d’où ils ne revinrent jamais.) Enfant, il avait été employé comme domestique chez des paysans et c’est à l’âge de neuf ans qu’il écrivit ses premiers poèmes. Le premier parlait de la faim et l’autre était un “poème érotique par excellence”. Il se présenta à l’École des Beaux-Arts et étudia la musique deux années durant. Il jouait au violon des airs tziganes, hongrois, des romances, des airs de tango et des valses anglaises. Il finit par s’inscrire à l’université de Belgrade et fut le premier à sortir du département, tout nouveau à l’époque, de Littérature Comparée. Il travaillait comme lecteur à l’Université de Lille mais ce travail ne lui ressemblait pas: “Charger des mois durant du riz à Ragoon, ça vous tue un artiste”. D’ailleurs, disait-il, il est lourd le tribut quand on est artiste. Il vivait dans un cadre très sobre. Je remarquai un lit, une machine à écrire d’une autre époque dont il ne se séparait pas, un tas de papiers sur la table et une bibliothèque d’où, je le jure, j’aperçus presque par intuition une édition sur Rembrandt. Un paravent coulissant renfermait une cuisine rudimentaire encastrée dans le mur…

          Je m’en allai trois heures plus tard après que nous eussions partagé la dernière goutte de raki. Nous nous sommes souvent revus par la suite. Nous étions désormais de vieilles connaissances. Au café La Rotonde à Montparnasse, il me fit goûter un vin français de son choix. Et puis, je l’ai vu à une soirée littéraire que des amis à lui avaient organisée en son honneur; quand Danilo entra dans la salle, tout le monde se leva et l’applaudit (Danilo, modeste et aimable). Quand il m'arrivait de participer à une exposition de peintures je l’invitais et lui faisais une visite guidée, m’efforçant de lui rendre la pareille, autant que possible. Il avait des amis qui étaient des artistes distingués et plus tard, en lisant ses livres, je vis que lui-même peignait avec les mots. Plus d’une fois, je le consultai, en ami intime; je lui racontais aussi des histoires de gens qui, je m’en souviens, cultivaient patiemment leurs champs de pastèques sur les bords de l’Aliacmon (enfant, il m’était arrivé d’aller piétiner leur peine, obéissant à l’instinct prédateur de la nature humaine, pour Lina et pour Nana). Et lui, il m’écoutait à la façon du peintre qui observe son sujet…

          Pas mal d’années se sont écoulées depuis. Des obligations alimentaires et absurdes m’ont éloigné, ce qui a failli être fatal, de mon élément. Nous avons parlé quelques fois au téléphone, quand j’étais à Athènes mais en général c’est Menie qui me donnait de ses nouvelles, puisqu’elle allait et venait encore à Paris. C’est elle qui devait soudainement m’annoncer la disparition de Danilo, “emporté par un mal des plus répandus et des plus tristes”, ayant appris, comme il l’écrivait lui-même “tout ce que peut connaître un vivant sur la mort” (Christos me confirma que cela survint le 15 octobre) et comme ma mémoire me trahit souvent, je suis resté avec l’impression qu’il travaille toujours à l’Université de Lille. Christos et Ménie, ça fait des années que je ne les ai pas revus1

          En cet après-midi calme et chaud sur la place du village, je suis vaguement du regard les hirondelles qui plongent dans l’eau de la fontaine, et l’ombre de Danilo s’appuie, immobile, sur le rebord de ma pensée; son image, une boule de terre qui m’étouffe. Du côté du vieux pont, on peut voir les paysans qui labourent leurs champs de pastèques s’enfoncer lentement dans la vase de l’Aliacmon. Avec nos existences faites de transitions (telle Irini qui souffre de thalassémie), bousculés dans tous les sens, nous vivons dans l'attente de signes qui toujours viennent éclater, tels des feux d’artifices, sur le front de mer de Salonique. 


1. Christos Arvanitidis est mort il y a déjà quelques années.


Texte écrit en 1993



Portrait, 2002 - Huile sur toile, 150 x 150 cm
La Maison brûlée, 1977 - Huile sur carton, 19 x 18 cm