mercredi 22 décembre 2010

Biographie pré-posthume de Markos E. Alexiou




          Près de trois ans sont passés depuis ma dernière épreuve, aucune nostalgie particulière ne me ronge mais je me prends à rassembler quelques souvenirs et quelques mots. Pas pour vous parler de gens importants qui, d’année en année, vieillissent et se ratatinent dans une clairière de votre esprit. Je cherchais une occasion pour parler de moi et je viens tout juste de la trouver, soixante-dix-sept ans après mon arrivée en ce doux et vain monde. Un parcours broussailleux comme un champ abandonné, incompréhensible comme des hiéroglyphes ou comme une attente interminable dans une station de chemin de fer oubliée. Je suis né dans des eaux marécageuses parce qu'il n'y avait rien d’autre ou peut-être parce que mère nature m’avait destiné à ces eaux-là. En gros, j’ai passé ma vie dans des pièces qui ne dépassaient pas les dix mètres carrés, et j’ai appris à m’en contenter, limitant mes mouvements au strict nécessaire. Cela m’a aidé à n’avoir sous la main que peu d’affaires, dans des espaces que j’aménageais en copiant plus ou moins l’agencement des kiosques à journaux.

Anachorète, 2005 - Huile sur toile - 150 x 150 cm
          De mon enfance je n’ai pas beaucoup de souvenirs. J’ai grandi au petit bonheur et sans bonheur, c’est-à-dire selon la même méthode avec laquelle ils nous ont mis au monde nos regrettés parents, moi ainsi que les six autres enfants de la famille. D’habitude ils nous emmenaient aux champs où, labourant la terre, nous tuions jusqu’à nos derniers espoirs de jeu. Les gens de ce lieu où j’ai grandi (par respect je n’en révèlerai pas le nom) nous ont pris et nous ont jeté dans la mêlée, d’un âge à l’autre, arrangeant selon leurs désirs nos angoisses, nos espoirs et même nos fonctions biologiques. Puis vint l’adolescence telle un animal blessé. Dans l’horizon obscur et impitoyable je regardais, de longues heures durant, ma vie sans forme sombrer dans les images fausses et stériles du bistrot central de la place. Une adolescence où je me voyais contraint, comme tous ceux qui ont grandi dans les régions du nord de la Grèce, de vivre à crédit le reste de ma vie. C’est pour cela d'ailleurs que j'ai toujours trouvé normales les tendances adolescentes de mon comportement durant ma maturité. C'est vers cette époque, je me souviens, non sans quelque amertume, que mes parents avaient commencé à m’éloigner de leur esprit comme une charge inutile.
 
          Comme tout homme de mon âge et de mon origine, je me suis converti à tout ce qui semblait progressiste en ce temps-là, en harmonie que j’étais avec la révolution biologique qui se produisait en moi, adoptant tous les effets indésirables de tout pseudo-progressisme et auquel ne croyaient pas même ses ambassadeurs les plus fanatiques. Le passage de la vie civile à l’armée se fit sans que je m’en rende compte. De toute façon ça ne changeait rien à la laideur du paysage dont nous jouissions partout autour de nous. Les temps étaient devenus difficiles après les dernières guerres qui ont rempli d’horreur nos vies, et nous n’avions pas le luxe de vouloir ou de penser. Nous étions alors fatalement ce à quoi on nous destinait : une armée. J’émigrai dans un pays lointain puisque c’était le seul moyen de survivre et le seul rêve qu’il fut possible de réaliser.

          On pourrait croire que là où je suis allé, j’aurais eu une vie de rêve. Le fait que je ne parvienne pas à grand-chose renforçait les soupçons de ceux qui pensaient que j’avais tout misé sur la jouissance et l’eudémonisme démesuré. Or, mes nuits étaient pleines de cauchemars et mes jours, efforts infructueux pour me trouver, sombraient dans la nicotine et l’alcool. Et je ne peux oublier la peur constante que la maison ne prenne feu ou qu’en partant, j’oublie de fermer la porte à clé. Souvent je retournais vérifier et chaque fois je la trouvais désespérément fermée à clé, refusant de donner raison à mes inquiétudes obsessionnelles. J’avoue que ma vie était plus monotone que la musique douloureuse que jouait de temps à autre à l’accordéon le locataire du dessus et qui, pour moi néanmoins, était d’une bonne compagnie en ce temps-là. Par les nuits froides, de retour chez moi, bourré, j’allumais pour un petit moment le poële à mazout et je pissais dans le lavabo avec une totale indifférence, qui n’était que le fait de ma soumission à l’alcool et au temps qui me rognaient méthodiquement. J’avais la radio allumée en permanence et je l’éteignais le matin avec la lumière. Les années passant, ma résistance s’amenuisait et ma confusion restait. J’avais des fois l’impression de voir ma vie en rêve mais d’autres fois, les rêves troubles et incompréhensibles faisaient partie de mon quotidien. 


          J’étais déserteur de la vie malgré moi, nomade dans des villes pleines d’hommes aussi secs que moi, emprisonné dans les profondeurs du puits de mon destin. Triste relique dans la mémoire des miens. A sa mort, mon père laissa la maison qu’il habitait, un calepin avec des dettes à régler et le respect à sa mémoire, un respect que les plus âgés avaient l’habitude de fonder sur la peur qu’ils sèment tout autour d’eux, de leur vivant. Moi, il m’avait oublié depuis longtemps.

          La seule chose qui avait l’air de bien aller, c’était mon compte en banque qui me permettait de mener ma vie pleine de confusion. Laquelle d’ailleurs différait peu de celle des autres émigrés. Je me souviens que certains cohabitaient à cinq dans des petites pièces en attendant de meilleurs jours à la retraite. Mon cœur restait inutilisé et grandissait (comme le médecin le diagnostiquerait plus tard) dans la coquille de l’attente d’une femme, que moi non plus je ne savais pas comment je voulais qu’elle soit. La moitié de ma vie était passée et des femmes, j’en avais peur. Ma relation avec ma mère, autoritaire par ignorance, avait développé en moi peur, défaitisme et complexes d’Œdipe. Ses empruntes digitales étaient des coups de griffes dans mon univers mental plein d’hallucinations. Alors, éviter de parler du seul événement relatif à la femme qui me soit arrivé et qui ait un peu remué mon existence marécageuse, n’aurait aucun sens. Jugeant que le temps était arrivé, sous prétexte de vacances, j’étais retourné pour quelques temps dans mon pays natal. Là, je pus constater que nous, les émigrés désespérés, étions pour ceux de notre village qui se contortionnaient entre la décomposition et la mort, l’incarnation de l’espoir venant de lieux étrangers, certainement mieux puisqu’ils ne les connaissaient pas. Nous, par contre, nous les vivions. (Ma mémoire, même maintenant qu’elle n’existe plus, voltige, furieuse, au-dessus de la misérable pauvreté de ces années-là.) Des nues de l’oubli et de l’illusion, surgit la femme de mes rêves dont j’aurais souhaité qu’ils ne se transforment pas en cauchemars. Elle m’avait tendu un piège au coin de l’église par où je passais et elle me dit qu’elle m’aimait. Première fois en trente-sept ans que je devenais le sujet d’adoration d’une femme. Ses mots galopaient dans ma tête et m’entraînèrent dans une trappe sans fond. Mon cœur tel un météor enflammé poursuivait cet espoir qui enfin prenait corps.

          Comme beaucoup plus tard ma sœur se souvint, je me suis marié saisi d’une panique de ruminant. La procédure eut lieu un soir et l’événement ressemblait à un enlèvement, mon propre enlèvement organisé par moi-même. La famille ne vint pas au mariage et avec ma femme, je remontai sur le bateau de l’exil. Ayant abandonné ma vie de célibataire, je meublais notre maison avec les économies inhumaines de ma vie courbée. Pour la suite je ne peux pas dire où était la faute. C’est peut-être que je ne savais pas et qu’elle ne savait pas non plus et notre ignorance allait contre nous. Notre vie commune de six mois tourna exactement comme la plupart de mes rêves : au cauchemar. Avant de partir elle me cassa une bouteille vide sur la tête, petit aperçu explosif et impétueux de son caractère. J’ai appris qu’elle s’est mariée encore deux fois et que depuis, elle promenait son existence divisée sur des mers agitées et troubles. Je ne lui en ai jamais voulu.

          Ma déception face à l’échec, j’essayais de la noyer dans des étangs d’eau boueuse où je continuais à promener mon corps indécis. Je commençais à me consoler avec le malheur des autres et avec l’idée que je ne perdais rien de plus que ce que j’avais perdu le jour de ma naissance. Mes cheveux blanchissaient peu à peu alors que mon regard et mes épais poils aux oreilles me donnaient l’air d’un homme qui se transmutait en une bête traquée. Vivant les silences les plus obstinés, le soir j’éclatais en sanglots, et c’était là mon unique bonheur et mon unique plaisir. De ce temps-là remonte aussi mon habitude de parler tout seul, jour et nuit, m’adressant je ne sais où à je ne sais qui. J’avais une vie que je tyrannisais et qui me tyrannisait.

          Les années du retour au pays, mon angoisse s’était enroulée autour de souvenirs annulés, déjà nuls par nature. Chez moi, un lit et une vieille carriole débordante des restes de ma vie. Coupé du monde et mutique je voyageais tous les soirs sur des vagues qui s’effaçaient tout en allant vers le sud. Des peurs souterraines m’écorchaient vif, je soudoyais le sommeil pour qu’il me prenne, tandis que, à pas d’infirme, ma schyzophrénie se traînait en ville en pleine chaleur de midi. J’étais un de ces tristes écrasés dans le poing du borgne. La mort, une éventualité qui me passa alors par la tête, était difficile. Le jour de la fête nationale au défilé, j’étais ivre mort et à l’Epiphanie, tous parlaient de moi avec une compassion cruelle. Rien n’avait changé dans ce lieu où j’étais né et aujourd’hui encore où je raconte les jours de ma vie errante et erronée, ils doivent certainement avoir les mêmes habitudes inhumaines, mais heureusement, je ne suis pas là pour les partager avec eux.

          A cette époque-là, deux saintes personnes me donnèrent l’hospitalité. Markos ( il s’appelait comme moi) et sa femme Eléni. Je crois que dans leur maison, qui était devenue un monastère, c’est le Bon Dieu qui habitait et je dis ça, moi qui ai toujours été un fervent et fanatique athée. Bénis soient-ils!

          J’ai oublié de dire que, à part le fait que j’étais partisan de situations progressistes, j’étais illettré. Je me suis instruit en lisant des journaux, qui en fait m’ont transmis l’angoisse de la société, laquelle dans l’ensemble, me laissait de glace. Influencé aussi par ma sœur qui envoyait de temps en temps des petits poèmes au journal local, je tentai un jour, pour la première et dernière fois, d’écrire quelques lignes en jouant avec les mots. Il en résulta quelque chose comme un “chant” que moi aussi j’ai du mal à comprendre. Je l’ai retrouvé écrit sur une serviette en papier chiffonnée et vous le confie avec l’espoir que vous ne vous moquerez pas de moi : “St Christophoros-terrain argileux, vieux puits dans la cour, père poète émacié Rachéos le maraîcher, Dinos dans la forge, Minas avec une naïveté semblant presque normale, nos espoirs éteints régions pauvres des Balkans”. Les dernières années qui étaient plus sereines, je transportais mon ermitage dans la maison paternelle. Quelques tensions inévitables entre certains membres de la famille paternelle, avec le temps ça s’arrangea. Je retrouvai ceux avec qui j’avais grandi. Nous nous racontions les histoires de l’ancien temps et nos paroles avaient la sagesse que seul le temps apporte. Le fait que nous déformions la réalité ne signifie pas que nous ne disions pas la vérité. Nous exercions simplement le droit légitime qu’ont les hommes qui ont mangé leurs années, à revivre l’histoire de leur vie comme ils l’entendent et non comme elle, par défaut elle s’est écoulée. Mon passe-temps préféré était le soin des vignes et la culture de deux-trois légumes. Je nourrissais les chats qui se regroupaient quotidiennement dans la cour de la maison et par les nuits chaudes d’août, je passais des heures à contempler la lune ronde, de longues heures durant. Pour finir, je tombai gravement malade et je dus courir d’hôpital en hôpital. Dans la solitude des chambres d’hôpital, j’étais denenu un vieil impotent, sans défense face à l’éventualité d’une charge de la mort. Au printemps, je pensai aller faire un tour à l’étranger pour me faire soigner dans quelque hôpital renommé. 


          Il neige en ce froid après-midi de janvier où j’ai pensé revenir faire un tour parmi vous. Je vois que rien n’a changé et que mes quelques affaires sont toujours bien rangées dans ma cellule. J’ai vécu otage des conjectures et à ce que je vois c’est toujours le cas pour beaucoup d’autres. Je ne sais pas ce que j’aurais fait dans la vie si les circonstances avaient été différentes. Peut-être la même chose. Mais peu importe. J’ai compris que la Divine omnipotense rend inactuelles, inconcevables et vaines les angoisses terrestres et notre ordre personnel. Je cherchais toujours une occasion pour parler de moi qui ai vécu dans le silence le plus profond et le plus absolu. Soixante-dix-sept ans après ma naissance, je fais sommairement raconter par un second mon histoire presque sans couleurs, espérant qu’elle sera entendue par quelques uns des vivants. Et je dis vivants car moi, l’humble Markos E. Alexiou, j’ai quitté ce vain monde en janvier de l’an de grâce mil neuf cent quatre-vingt-treize…

Texte écrit en 1994



Étude, 2010 - Huile sur carton - 50 x 70 cm - D'après La Ballade des Passants, 2005