vendredi 7 janvier 2011

Juste deux mots...


          Par la force des choses, il me faut assumer le risque – peut-être grand – de reconnaître que je ne suis pas esclave de la mode, ce qui présuppose le luxe de la “solitude centrale de l’atelier”, un luxe qui permit jadis à Van Gogh, chose tout à fait inactuelle de nos jours, de se couper l’oreille quand il voulait, et qu’il m’arrive très souvent d’aller fouiller dans mes archives couvertes de poussière, et que bizarrement, cette épreuve-là me rappelle qu’un certain jour de novembre 1959 il m’échut de naître à Siatista – pour la géographie, une bourgade à 30 km à l’ouest de Kozani, prise entre de grands silences, plus grandes encore étant la durée et la rigueur des hivers-, et le décor qui revêtait notre enfance ressemblait aux peintures de genre d’Adriaen van Ostade dans leur version balkanique, avec le saint qui d’après les dires de ceux qui affirmaient l’avoir vu, se promenait autour de sa chapelle, et le cordonnier Nikos Menzas, à l’heure où l’odeur de graillon de la rôtisserie de la place s’étendait au-dessus de la ville telle la dernière grâce de la journée, parcourait avec l’habileté du maître, sous les yeux émerveillés de ses amis et sans lever ne serait-ce qu’un instant la tête de son établi, sa vie tumultueuse et ses brillants exploits de chasse, lesquels allaient lui ménager au temps difficile de la guerre civile un inversement des rôles, du gibier et du chasseur, et qu’en plus de tout ça et bien d’autres du même genre, vint l’été 1975, et mon père, Nikolaos Dios, né en 1911, fourreur de profession, trente années de vie parisienne, s’étant retiré pour mille et une raisons et jusqu’à la fin de ses jours dans sa terre natale, raconte des histoires pleines de nostalgie de sa vie d’étudiant à l’Ecole des Beaux-Arts d’Athènes – du temps où il y avait encore Iakovidis¹ – (la poussière des années revêt ses histoires de l’éclatant habit du mythe, moi je copie au fusain une peinture de Francesco Mazzola, connu sous le nom du Parmesan, nous sommes le jouet de la douceur artistique qui réchauffe le cœur, bercés par le bruit doux de la pluie) j’ai l’idée, puisque la “réalité aime les symétries et les légers anachronismes”² d’étudier la peinture!
          En 1978, j’étais à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, dans l’atelier de sculpture de César. J’ai continué dans l’atelier de peinture d’Olivier Debré. En juin 1984, c’est le cœur gros que je quittais l’érotique ville de lumière. Derrière les vitres du train, quelque part en Italie, les coquelicots dansaient gaiement dans les champs.
          Il m’arrive parfois donc de sortir, des recoins de mon atelier, des peintures ayant survécu tant bien que mal aux années, et je vois alors que toutes ensemble elles forment un roman autobiographique. Je dis roman, ne sachant pas vraiment si je “parle” par ces peintures ou si ce sont elles qui, avec leur acharnement et leur ténacité fabulatoires, bâtissent l’histoire où je me complais depuis toutes ces années. Déboussolé au milieu des humeurs provinciales pour le moins hétéroclites dans lesquelles je me suis retiré, je me sentais comme un hérétique, peignant et cachant le résultat de mon travail, tandis que je m’embourbais (ça arrive très facilement ici, dans ces régions montagneuses du nord de la Grèce) dans des niaiseries alimentaires et autres activités artistiques secondaires – je me faisais décorateur de plafond, fresquiste, peintre d’icônes occasionnel, et à un moment, j’exerçais même l’honnête profession de peintre en bâtiment – voyant mes anciennes trouvailles pleines d’une force jeune et d’horizons chéris s’éloigner irrévocablement. Mettant ma sincérité face à ses responsabilités et sous l’œil perspicace d’esprits pensants et sceptiques, j’enfourchai en 1989, avec la bénédiction de l’ami Lachas encore bon pied bon œil et le soutien bienveillant de Dimitris Frangos et de Teta Makri, un vieux side-car, début d’un voyage improvisé, muni de ce que je pensais m'appartenir. J’avais besoin d’un véhicule qui me permette d’arriver à des choses qui m’émouvaient, que j’avais oubliées et que j’avais fini par perdre. Tout ce que je portais en moi de mon enfance, je le représentais installé dans l’habitacle de la moto, sous les traits de mon vieil ami et copain d’école Kostas Karydas, (c’est étrange, comme la mémoire choisit les véhicules et les personnes) et c’est ce fil qui m’aida à sortir de ce présent nul.
          Dans les troubles crépuscules du voyage, dans les rudes hivers de la région et dans la certitude trompeuse des étés qui suivent, cet art que je pensais m’être approprié et qui était ma langue parlée, je le rencontrais rarement sous les traits que je lui imaginais. Je peignais n’approchant que trop peu mes rêves dont je suis encore l’otage, et quand le miracle de la création était pour une fois au rendez-vous, tout ce que j’espérais c’était de ne pas me laisser prendre au piège de la vanité humaine. En 1997, promenant mon regard en arrière au temps de mon adolescence (une habitude courante chez ceux qui franchissent le seuil de la quarantaine), je fus pris du désir de peindre des figures humaines et des paysages, d'après des photos prises sur le vif au hasard des occasions, mais je fus pris du désir aussi de reprendre mes œuvres de jeunesse datant de mon “prime amour” pour la peinture, de plus en plus indifférent à l’existence picturale de mes propositions. Dans la plupart des images qui en découlèrent ma participation se réduisait à celle du scoliaste amateur d’art, tandis que cette position postmoderne faisait naître en moi l’arrière-pensée et l’idée égocentrique que les bons amateurs d’art sont un joyau tout aussi précieux que les précieux peintres.
          Je mettais enfin le bon dénouement de l’entreprise sur les traces d’une pensée picturale qui se retrouverait sans doute – du moins le pensais-je – au bout de mon pinceau au moment où je l’appliquerais sur la toile. Et sans pour autant trancher les problèmes de ma “pictoralité”, comme pour moi ils se posent de temps à autre, j’avoue avoir gardé de cette procédure d’approche un joli souvenir d’élévation spirituelle et mentale, ce qui ne ressemble en rien à l’incertain plaisir utopique des amants fatigués !
          Plutôt pénible cette habitude quand elle verse dans la confession sentimentale, diffuse dans un subjectivisme “prometteur” car sans lien avec les intentions sincères, l’humeur s’insinue dans un arrangement après coup “comme bon lui semble”  – licence poétique évidemment – d’une quelconque réalité et, en tant que telle, plutôt décalée à partir du moment où les événements s’enchaînent d’eux-mêmes, peut-être pour beaucoup fixés par la chance ou, bref, par une forme de déterminisme, l’habitude donc d’écrire “juste deux mots” qu’ont les peintres quand il s’agit de parler d’eux et, connaissant bien ce phénomène, je dois avouer que quand je passe devant les vieilles épiceries de la ville dont je suis l’hôte depuis dix ans, l’odeur à la fois de moisi, de poussière et de quarante ans de donquichottisme vient circonscrire avec douceur et comme un ultime recours “la charge utile” de mes jours et que, parfois enfermé dans une béatitude aux allures de farce paranoïaque, je perds mon temps à vivre la vérité de la peinture mû par un narcissisme futile et impénétrable, laquelle vérité, séduisante comme peuvent l’être toutes les choses de la vie ici-bas, guide les moines, pauvres en général, qui prennent part à la magie de sa secte, sous les rires et dans les flammes!
          Les jours de fête nationale et aux grandes occasions, dans la cour entourée d’immeubles où j’habite (à découvert face au temps qui ronge nos traces et accumule souvenirs inutiles et poussière sur notre sensibilité), la fanfare municipale Pandora sonne le réveil à l’heure où l’aube atteint les pâturages de mes rêves, dans le brouillard et dans le froid, sous la baguette en mouvement perpétuel de monsieur le chef d’orchestre, telle une horloge musicale qui ne compterait que les mois et les années, exécutant la dernière répétition, superbe, avant sa sortie dans la ville, telle la Ronde de nuit, avec ses chants merveilleux…


1. Georgios Iakovidis (1853-1932), peintre, professeur à l’Ecole des Beaux-Arts d’Athènes à partir de 1904. 
2. Borges, Le Sud, dans le recueil de nouvelles Fictions. Trad. Roger Caillois, éd. Gallimard). 
3. Kostas Lachas, artiste et écrivain grec, né en 1936.



Texte écrit en 2000 et publié dans le catalogue Painting cycles 1987-2000 




Acrylique sur toile, 1990 - 150 x 150 cm


Persistance de la mémoire artistique, 2003 - Huile sur toile, 90 x 100 cm

mercredi 22 décembre 2010

Biographie pré-posthume de Markos E. Alexiou




          Près de trois ans sont passés depuis ma dernière épreuve, aucune nostalgie particulière ne me ronge mais je me prends à rassembler quelques souvenirs et quelques mots. Pas pour vous parler de gens importants qui, d’année en année, vieillissent et se ratatinent dans une clairière de votre esprit. Je cherchais une occasion pour parler de moi et je viens tout juste de la trouver, soixante-dix-sept ans après mon arrivée en ce doux et vain monde. Un parcours broussailleux comme un champ abandonné, incompréhensible comme des hiéroglyphes ou comme une attente interminable dans une station de chemin de fer oubliée. Je suis né dans des eaux marécageuses parce qu'il n'y avait rien d’autre ou peut-être parce que mère nature m’avait destiné à ces eaux-là. En gros, j’ai passé ma vie dans des pièces qui ne dépassaient pas les dix mètres carrés, et j’ai appris à m’en contenter, limitant mes mouvements au strict nécessaire. Cela m’a aidé à n’avoir sous la main que peu d’affaires, dans des espaces que j’aménageais en copiant plus ou moins l’agencement des kiosques à journaux.

Anachorète, 2005 - Huile sur toile - 150 x 150 cm
          De mon enfance je n’ai pas beaucoup de souvenirs. J’ai grandi au petit bonheur et sans bonheur, c’est-à-dire selon la même méthode avec laquelle ils nous ont mis au monde nos regrettés parents, moi ainsi que les six autres enfants de la famille. D’habitude ils nous emmenaient aux champs où, labourant la terre, nous tuions jusqu’à nos derniers espoirs de jeu. Les gens de ce lieu où j’ai grandi (par respect je n’en révèlerai pas le nom) nous ont pris et nous ont jeté dans la mêlée, d’un âge à l’autre, arrangeant selon leurs désirs nos angoisses, nos espoirs et même nos fonctions biologiques. Puis vint l’adolescence telle un animal blessé. Dans l’horizon obscur et impitoyable je regardais, de longues heures durant, ma vie sans forme sombrer dans les images fausses et stériles du bistrot central de la place. Une adolescence où je me voyais contraint, comme tous ceux qui ont grandi dans les régions du nord de la Grèce, de vivre à crédit le reste de ma vie. C’est pour cela d'ailleurs que j'ai toujours trouvé normales les tendances adolescentes de mon comportement durant ma maturité. C'est vers cette époque, je me souviens, non sans quelque amertume, que mes parents avaient commencé à m’éloigner de leur esprit comme une charge inutile.
 
          Comme tout homme de mon âge et de mon origine, je me suis converti à tout ce qui semblait progressiste en ce temps-là, en harmonie que j’étais avec la révolution biologique qui se produisait en moi, adoptant tous les effets indésirables de tout pseudo-progressisme et auquel ne croyaient pas même ses ambassadeurs les plus fanatiques. Le passage de la vie civile à l’armée se fit sans que je m’en rende compte. De toute façon ça ne changeait rien à la laideur du paysage dont nous jouissions partout autour de nous. Les temps étaient devenus difficiles après les dernières guerres qui ont rempli d’horreur nos vies, et nous n’avions pas le luxe de vouloir ou de penser. Nous étions alors fatalement ce à quoi on nous destinait : une armée. J’émigrai dans un pays lointain puisque c’était le seul moyen de survivre et le seul rêve qu’il fut possible de réaliser.

          On pourrait croire que là où je suis allé, j’aurais eu une vie de rêve. Le fait que je ne parvienne pas à grand-chose renforçait les soupçons de ceux qui pensaient que j’avais tout misé sur la jouissance et l’eudémonisme démesuré. Or, mes nuits étaient pleines de cauchemars et mes jours, efforts infructueux pour me trouver, sombraient dans la nicotine et l’alcool. Et je ne peux oublier la peur constante que la maison ne prenne feu ou qu’en partant, j’oublie de fermer la porte à clé. Souvent je retournais vérifier et chaque fois je la trouvais désespérément fermée à clé, refusant de donner raison à mes inquiétudes obsessionnelles. J’avoue que ma vie était plus monotone que la musique douloureuse que jouait de temps à autre à l’accordéon le locataire du dessus et qui, pour moi néanmoins, était d’une bonne compagnie en ce temps-là. Par les nuits froides, de retour chez moi, bourré, j’allumais pour un petit moment le poële à mazout et je pissais dans le lavabo avec une totale indifférence, qui n’était que le fait de ma soumission à l’alcool et au temps qui me rognaient méthodiquement. J’avais la radio allumée en permanence et je l’éteignais le matin avec la lumière. Les années passant, ma résistance s’amenuisait et ma confusion restait. J’avais des fois l’impression de voir ma vie en rêve mais d’autres fois, les rêves troubles et incompréhensibles faisaient partie de mon quotidien. 


          J’étais déserteur de la vie malgré moi, nomade dans des villes pleines d’hommes aussi secs que moi, emprisonné dans les profondeurs du puits de mon destin. Triste relique dans la mémoire des miens. A sa mort, mon père laissa la maison qu’il habitait, un calepin avec des dettes à régler et le respect à sa mémoire, un respect que les plus âgés avaient l’habitude de fonder sur la peur qu’ils sèment tout autour d’eux, de leur vivant. Moi, il m’avait oublié depuis longtemps.

          La seule chose qui avait l’air de bien aller, c’était mon compte en banque qui me permettait de mener ma vie pleine de confusion. Laquelle d’ailleurs différait peu de celle des autres émigrés. Je me souviens que certains cohabitaient à cinq dans des petites pièces en attendant de meilleurs jours à la retraite. Mon cœur restait inutilisé et grandissait (comme le médecin le diagnostiquerait plus tard) dans la coquille de l’attente d’une femme, que moi non plus je ne savais pas comment je voulais qu’elle soit. La moitié de ma vie était passée et des femmes, j’en avais peur. Ma relation avec ma mère, autoritaire par ignorance, avait développé en moi peur, défaitisme et complexes d’Œdipe. Ses empruntes digitales étaient des coups de griffes dans mon univers mental plein d’hallucinations. Alors, éviter de parler du seul événement relatif à la femme qui me soit arrivé et qui ait un peu remué mon existence marécageuse, n’aurait aucun sens. Jugeant que le temps était arrivé, sous prétexte de vacances, j’étais retourné pour quelques temps dans mon pays natal. Là, je pus constater que nous, les émigrés désespérés, étions pour ceux de notre village qui se contortionnaient entre la décomposition et la mort, l’incarnation de l’espoir venant de lieux étrangers, certainement mieux puisqu’ils ne les connaissaient pas. Nous, par contre, nous les vivions. (Ma mémoire, même maintenant qu’elle n’existe plus, voltige, furieuse, au-dessus de la misérable pauvreté de ces années-là.) Des nues de l’oubli et de l’illusion, surgit la femme de mes rêves dont j’aurais souhaité qu’ils ne se transforment pas en cauchemars. Elle m’avait tendu un piège au coin de l’église par où je passais et elle me dit qu’elle m’aimait. Première fois en trente-sept ans que je devenais le sujet d’adoration d’une femme. Ses mots galopaient dans ma tête et m’entraînèrent dans une trappe sans fond. Mon cœur tel un météor enflammé poursuivait cet espoir qui enfin prenait corps.

          Comme beaucoup plus tard ma sœur se souvint, je me suis marié saisi d’une panique de ruminant. La procédure eut lieu un soir et l’événement ressemblait à un enlèvement, mon propre enlèvement organisé par moi-même. La famille ne vint pas au mariage et avec ma femme, je remontai sur le bateau de l’exil. Ayant abandonné ma vie de célibataire, je meublais notre maison avec les économies inhumaines de ma vie courbée. Pour la suite je ne peux pas dire où était la faute. C’est peut-être que je ne savais pas et qu’elle ne savait pas non plus et notre ignorance allait contre nous. Notre vie commune de six mois tourna exactement comme la plupart de mes rêves : au cauchemar. Avant de partir elle me cassa une bouteille vide sur la tête, petit aperçu explosif et impétueux de son caractère. J’ai appris qu’elle s’est mariée encore deux fois et que depuis, elle promenait son existence divisée sur des mers agitées et troubles. Je ne lui en ai jamais voulu.

          Ma déception face à l’échec, j’essayais de la noyer dans des étangs d’eau boueuse où je continuais à promener mon corps indécis. Je commençais à me consoler avec le malheur des autres et avec l’idée que je ne perdais rien de plus que ce que j’avais perdu le jour de ma naissance. Mes cheveux blanchissaient peu à peu alors que mon regard et mes épais poils aux oreilles me donnaient l’air d’un homme qui se transmutait en une bête traquée. Vivant les silences les plus obstinés, le soir j’éclatais en sanglots, et c’était là mon unique bonheur et mon unique plaisir. De ce temps-là remonte aussi mon habitude de parler tout seul, jour et nuit, m’adressant je ne sais où à je ne sais qui. J’avais une vie que je tyrannisais et qui me tyrannisait.

          Les années du retour au pays, mon angoisse s’était enroulée autour de souvenirs annulés, déjà nuls par nature. Chez moi, un lit et une vieille carriole débordante des restes de ma vie. Coupé du monde et mutique je voyageais tous les soirs sur des vagues qui s’effaçaient tout en allant vers le sud. Des peurs souterraines m’écorchaient vif, je soudoyais le sommeil pour qu’il me prenne, tandis que, à pas d’infirme, ma schyzophrénie se traînait en ville en pleine chaleur de midi. J’étais un de ces tristes écrasés dans le poing du borgne. La mort, une éventualité qui me passa alors par la tête, était difficile. Le jour de la fête nationale au défilé, j’étais ivre mort et à l’Epiphanie, tous parlaient de moi avec une compassion cruelle. Rien n’avait changé dans ce lieu où j’étais né et aujourd’hui encore où je raconte les jours de ma vie errante et erronée, ils doivent certainement avoir les mêmes habitudes inhumaines, mais heureusement, je ne suis pas là pour les partager avec eux.

          A cette époque-là, deux saintes personnes me donnèrent l’hospitalité. Markos ( il s’appelait comme moi) et sa femme Eléni. Je crois que dans leur maison, qui était devenue un monastère, c’est le Bon Dieu qui habitait et je dis ça, moi qui ai toujours été un fervent et fanatique athée. Bénis soient-ils!

          J’ai oublié de dire que, à part le fait que j’étais partisan de situations progressistes, j’étais illettré. Je me suis instruit en lisant des journaux, qui en fait m’ont transmis l’angoisse de la société, laquelle dans l’ensemble, me laissait de glace. Influencé aussi par ma sœur qui envoyait de temps en temps des petits poèmes au journal local, je tentai un jour, pour la première et dernière fois, d’écrire quelques lignes en jouant avec les mots. Il en résulta quelque chose comme un “chant” que moi aussi j’ai du mal à comprendre. Je l’ai retrouvé écrit sur une serviette en papier chiffonnée et vous le confie avec l’espoir que vous ne vous moquerez pas de moi : “St Christophoros-terrain argileux, vieux puits dans la cour, père poète émacié Rachéos le maraîcher, Dinos dans la forge, Minas avec une naïveté semblant presque normale, nos espoirs éteints régions pauvres des Balkans”. Les dernières années qui étaient plus sereines, je transportais mon ermitage dans la maison paternelle. Quelques tensions inévitables entre certains membres de la famille paternelle, avec le temps ça s’arrangea. Je retrouvai ceux avec qui j’avais grandi. Nous nous racontions les histoires de l’ancien temps et nos paroles avaient la sagesse que seul le temps apporte. Le fait que nous déformions la réalité ne signifie pas que nous ne disions pas la vérité. Nous exercions simplement le droit légitime qu’ont les hommes qui ont mangé leurs années, à revivre l’histoire de leur vie comme ils l’entendent et non comme elle, par défaut elle s’est écoulée. Mon passe-temps préféré était le soin des vignes et la culture de deux-trois légumes. Je nourrissais les chats qui se regroupaient quotidiennement dans la cour de la maison et par les nuits chaudes d’août, je passais des heures à contempler la lune ronde, de longues heures durant. Pour finir, je tombai gravement malade et je dus courir d’hôpital en hôpital. Dans la solitude des chambres d’hôpital, j’étais denenu un vieil impotent, sans défense face à l’éventualité d’une charge de la mort. Au printemps, je pensai aller faire un tour à l’étranger pour me faire soigner dans quelque hôpital renommé. 


          Il neige en ce froid après-midi de janvier où j’ai pensé revenir faire un tour parmi vous. Je vois que rien n’a changé et que mes quelques affaires sont toujours bien rangées dans ma cellule. J’ai vécu otage des conjectures et à ce que je vois c’est toujours le cas pour beaucoup d’autres. Je ne sais pas ce que j’aurais fait dans la vie si les circonstances avaient été différentes. Peut-être la même chose. Mais peu importe. J’ai compris que la Divine omnipotense rend inactuelles, inconcevables et vaines les angoisses terrestres et notre ordre personnel. Je cherchais toujours une occasion pour parler de moi qui ai vécu dans le silence le plus profond et le plus absolu. Soixante-dix-sept ans après ma naissance, je fais sommairement raconter par un second mon histoire presque sans couleurs, espérant qu’elle sera entendue par quelques uns des vivants. Et je dis vivants car moi, l’humble Markos E. Alexiou, j’ai quitté ce vain monde en janvier de l’an de grâce mil neuf cent quatre-vingt-treize…

Texte écrit en 1994



Étude, 2010 - Huile sur carton - 50 x 70 cm - D'après La Ballade des Passants, 2005

L'ami Danilo Kiš



          Il y a peu de temps de cela, je tombai sur le dernier livre de l’écrivain Serbe Danilo Kiš. L’Encyclopédie des morts, publié en Grèce aux éditions Exandas, traduit par Christos Arvanitidis. Je vais faire donc un petit saut dans le passé pour tenter de le rendre le plus fidèlement possible (étant pourvu d’une mémoire extrêmement perfide), en -humble- hommage à l’ami Danilo Kiš.

          Vers le mois de septembre 82, je me lançais une fois de plus dans un de ces allers-retours à Paris qui avaient commencé en 77, à la poursuite de mes rêves de jeunesse. M’étant persuadé de la sûreté des vols en avion, je voyageais comme porteur d’un seul et unique cadeau, cadeau par ailleurs fort séduisant mais, cela va sans dire, je résistai à la tentation et me limitai à la consommation du whisky que j’avais acheté au duty free, ce qui me permit de surmonter la peur du vide sans fin sous mes pieds. Et je songeais qu'au même moment là-bas, dans les maisons de retraite de ma terre natale, les vieux devaient jouir, sans la moindre apparence de nostalgie, des derniers rayons de chaleur de l’été.

          De l’autre côté des vitres du bus, les lumières de Paris sautillaient et je ne pouvais croire qu’une fois encore, le voyage passe si vite (tout comme notre petite vie d’ailleurs). J’essaye, sans grand succès, de me rappeler ce que m’avait dit Christos Arvanitidis sur Danilo. Le lendemain, dans son petit appartement d’un quartier calme de Paris (au 3/5 rue Tesson), Danilo m’accueillit comme s’il me connaissait depuis des années. Je lui remis le cadeau que son ami Christos lui envoyait: une bouteille de raki. Nous levâmes ainsi nos verres et bûmes à la santé en général “comme ça se fait” en de pareilles occasions. Né en 1935, Danilo était juif par son père. (En 1944 son père ainsi que d’autres membres de sa famille avaient été déportés à Auschwitz d’où ils ne revinrent jamais.) Enfant, il avait été employé comme domestique chez des paysans et c’est à l’âge de neuf ans qu’il écrivit ses premiers poèmes. Le premier parlait de la faim et l’autre était un “poème érotique par excellence”. Il se présenta à l’École des Beaux-Arts et étudia la musique deux années durant. Il jouait au violon des airs tziganes, hongrois, des romances, des airs de tango et des valses anglaises. Il finit par s’inscrire à l’université de Belgrade et fut le premier à sortir du département, tout nouveau à l’époque, de Littérature Comparée. Il travaillait comme lecteur à l’Université de Lille mais ce travail ne lui ressemblait pas: “Charger des mois durant du riz à Ragoon, ça vous tue un artiste”. D’ailleurs, disait-il, il est lourd le tribut quand on est artiste. Il vivait dans un cadre très sobre. Je remarquai un lit, une machine à écrire d’une autre époque dont il ne se séparait pas, un tas de papiers sur la table et une bibliothèque d’où, je le jure, j’aperçus presque par intuition une édition sur Rembrandt. Un paravent coulissant renfermait une cuisine rudimentaire encastrée dans le mur…

          Je m’en allai trois heures plus tard après que nous eussions partagé la dernière goutte de raki. Nous nous sommes souvent revus par la suite. Nous étions désormais de vieilles connaissances. Au café La Rotonde à Montparnasse, il me fit goûter un vin français de son choix. Et puis, je l’ai vu à une soirée littéraire que des amis à lui avaient organisée en son honneur; quand Danilo entra dans la salle, tout le monde se leva et l’applaudit (Danilo, modeste et aimable). Quand il m'arrivait de participer à une exposition de peintures je l’invitais et lui faisais une visite guidée, m’efforçant de lui rendre la pareille, autant que possible. Il avait des amis qui étaient des artistes distingués et plus tard, en lisant ses livres, je vis que lui-même peignait avec les mots. Plus d’une fois, je le consultai, en ami intime; je lui racontais aussi des histoires de gens qui, je m’en souviens, cultivaient patiemment leurs champs de pastèques sur les bords de l’Aliacmon (enfant, il m’était arrivé d’aller piétiner leur peine, obéissant à l’instinct prédateur de la nature humaine, pour Lina et pour Nana). Et lui, il m’écoutait à la façon du peintre qui observe son sujet…

          Pas mal d’années se sont écoulées depuis. Des obligations alimentaires et absurdes m’ont éloigné, ce qui a failli être fatal, de mon élément. Nous avons parlé quelques fois au téléphone, quand j’étais à Athènes mais en général c’est Menie qui me donnait de ses nouvelles, puisqu’elle allait et venait encore à Paris. C’est elle qui devait soudainement m’annoncer la disparition de Danilo, “emporté par un mal des plus répandus et des plus tristes”, ayant appris, comme il l’écrivait lui-même “tout ce que peut connaître un vivant sur la mort” (Christos me confirma que cela survint le 15 octobre) et comme ma mémoire me trahit souvent, je suis resté avec l’impression qu’il travaille toujours à l’Université de Lille. Christos et Ménie, ça fait des années que je ne les ai pas revus1

          En cet après-midi calme et chaud sur la place du village, je suis vaguement du regard les hirondelles qui plongent dans l’eau de la fontaine, et l’ombre de Danilo s’appuie, immobile, sur le rebord de ma pensée; son image, une boule de terre qui m’étouffe. Du côté du vieux pont, on peut voir les paysans qui labourent leurs champs de pastèques s’enfoncer lentement dans la vase de l’Aliacmon. Avec nos existences faites de transitions (telle Irini qui souffre de thalassémie), bousculés dans tous les sens, nous vivons dans l'attente de signes qui toujours viennent éclater, tels des feux d’artifices, sur le front de mer de Salonique. 


1. Christos Arvanitidis est mort il y a déjà quelques années.


Texte écrit en 1993



Portrait, 2002 - Huile sur toile, 150 x 150 cm
La Maison brûlée, 1977 - Huile sur carton, 19 x 18 cm

J'ai oublié de quel port...




          J'ai oublié de quel port je suis parti pour ce voyage qui semble aujourd’hui ne jamais avoir eu lieu. But du voyage, était la quête de ports improbables qui, en réalité, n’étaient que des entrées de ports, rades oubliées à l’embouchure de fleuves. Dans mes bagages, un abîme entre le vacarme, la gaité du monde et ma tristesse et mon spleen silencieux. Et quand le bruit métallique de l’ancre qu’on lève se fut éteint à mes oreilles et que l’arrière du navire eut perdu de vue la terre ferme, je levai, tel un oisif ne sachant que faire seul avec ses pensées, les yeux vers le ciel; jamais, depuis le jour de la Création, il n’avait été si bien orné de lumière et d’ombres. Par endroits pur et vif, ailleurs tourmenté et oppressant. Imaginez ma surprise à la vue de ces nuages, certains bas au-dessus de la mer et d’autres loin, avec une nuance qui tirait vers le gris foncé. Les couleurs étaient étonnantes; les nuages qui étaient proches semblaient embrasés par le feu du soleil, alors que dans le lointain, leur rougeoiement paraissait moins enflammé. D’un geste d’une grande beauté, les pinceaux de la nature dissociaient l’éther, l’éloignaient de la ligne d’horizon! Un bleu nuancé de vert dominait, ici le bleu était plus intense, là c’était le vert, selon les caprices du grand maître qu’est la nature. Avec des nuances tantôt claires, tantôt plus sombres, elle effaçait ou bien elle mettait en valeur ce qu’elle voulait effacer ou mettre en valeur, d’une force dont seul le pinceau de Vecellio était doté. Au crépuscule je me tenais penché sur le plat-bord de notre navire, qui laissait derrière lui une vague nostalgie.
          Selon les dires, vingt années après ma mort, de Scheggia, mon frère cadet, je naquis au mois de décembre 1401, le jour de la saint Thomas. Mon père mourut cinq ans plus tard, au moment à peu près de la naissance de son deuxième fils. Homme de talent qui ne pratiqua jamais la peinture, il nous a légué son aptitude à cet art. Lui, avait préféré vivre en exerçant notamment le métier de notaire. Notre mère, la bonne Jacopa de Martinozzo, ne tarda pas à se remarier, avec un vieil apothicaire-marchand d’épices nommé Tedesco et âgé de soixante ans, qui mourut à son tour en 1417, laissant deux filles de ses premiers lits. Mon nom était Tommaso, mais on m’appelait Masaccio, non à cause de “l'envergure” de mon corps, mais plutôt pour la bizarrerie qui enveloppait ma personne.
          Je voyageai dans le temps, de ce côté qui ne connaît pas de mesure. Je connus d’autres lieux, d’autres ports, des villes qui semblaient ne pas appartenir à ce monde-ci. Un jour, c’était en septembre, j’assistai à une exécution publique, à Rome. Ce fut un spectacle terrifiant. Les soldats et le bourreau, les Frères de la Pitié ainsi que d’autres ordres et fraternités, accompagnaient les condamnés à mort jusqu’à la place Sant’ Angelo. Là, sous un soleil de plomb, une foule énorme attendait, témoin de leur mort (beaucoup moururent asphyxiés par la foule et la chaleur). Une mère et sa fille d’une beauté unique furent décapitées, tandis que le fils fut écorché vif pour avoir, avec leur aide, tué son père. Contrairement à ce qui se passe d’ordinaire, la foule en fut émue. Elle admira le courage et la dignité du condamné alors que Beatrice, jeune et attachante, pleine de dignité au moment où elle traversait la foule, frappa tout le monde en plein cœur. On dit qu’elle mourut comme une sainte. Tout ce peuple s’empressa d’aller pleurer sur son corps jusqu’au milieu de la nuit, allumant des cierges tout autour d’elle. C’est quelque part au milieu de tout cela que j’aperçus Michelangelo da Caravaggio et Orazio avec sa fille, la jeune Artemisia – tous trois étaient peintres. Guidés par quelque “perversion professionnelle”, ils étaient venus étudier les réactions des condamnés à mort afin de les rendre d’une façon fidèle dans leurs sombres tableaux, au demeurant fort attirants à leur époque. Vous devez vous demander pourquoi je vous raconte tout cela et quel sens cela peut-il avoir. N’allez pas vous leurrer et essayer de trouver le sens des choses et des mots. Rien n’a de sens.
          Le 19 avril 1422, un cortège se forma sur la place du Carmine, pour “célébrer” son église. Dans le cloître, je peignis à fresque une “Consécration” qui représentait le déroulement de cette cérémonie. Sur un camaïeu vert, je plaçai à cinq ou six par rang, des personnages qui diminuaient, s’échelonnant en profondeur, avec discernement, selon les lois de la vision. Cette œuvre fut, jusqu’à sa destruction, le miroir de la société d’alors. Les personnages que j’y ai peints sont des hommes tout-puissants, ils ont vaincu le dur travail de la terre; citoyens de la République florentine, ils se connaissaient tous entre eux, unis dans le respect d’une “bonne et sainte discipline de vie”, imposants et vertueux dans leur âme mais aussi dans leur corps, lequel ne mérite pas moins de dignité. Dans la chapelle Brancacci de la même église, je représentai, avec Masolino, des scènes de la vie de saint Pierre. Mon art fut grandement loué. On me dit grand travailleur mais aussi ingénieux et admirable dans les difficultés de la perpective. On me dit parfait imitateur de la nature, artiste d’une valeur universelle et bon dans la composition, pure et sans ornements, car j’imitai la réalité d’une façon qui approchait la vérité des apparences.
          Je n’ai pas, je n’ai jamais eu de famille, et je me sens las de ces blagues que racontent mes compagnons fatigants pour tromper leur ennui. Derrière les vitres du bistrot d’une rue piétonne en décadence, je vois effrayé l’insignifiance de ma vie et cette armée vaincue d’hommes qui, d’un naturel tout animal, courent travailler pour leur humble et joyeuse maisonnée, pour les plaisirs à la fois agréables et tristes dont, par nécessité, est faite leur vie.  Tels des vagabonds désorientés, ils avancent en quête de quelque bénédiction cachée, corps et visages, marionnettes mues par une main invisible. Que sommes-nous venus faire ici? Je referme, las, les persiennes de la fenêtre et, laissant le monde au-dehors, je retrouve pour un instant ma liberté. Demain, je serai esclave de nouveau mais pour l’heure je reste seul, sans besoin de personne, redoutant seulement qu’une voix ou une présence viennent m’interrompre ; je reprends possession de ma petite liberté, de ces instants de grandeur qui n’appartiennent qu’à moi. Au terme d’une journée de cauchemar, une de plus, les rescapés se préparent pour l’incertaine nuit à venir!
          Don Salvador, interrompant la déclamation d’un poème catalan et de quatrains aragonais (parmi lesquels deux me firent grande impression), demanda soudain: “En quoi, surtout, l’homme est-il différent de l’animal?” Et, voyant notre impossibilité de répondre: “Ce qui différencie l’homme de l’animal, c’est le suicide. Le suicide n’est pas un simple acte délibéré; celui qui attente à sa vie agit ainsi car il est indifférent à tout désir. C’est la résistance donc de la volonté face à elle-même. L’animal vit dans la satisfaction et l’existence, tandis que l’homme vit dans la non-satisfaction et un mélange bizarre d’existence et de néant. Le cerveau de l’animal ne peut émettre le message de l’autodestruction. L’homme, doté d’une aptitude absolument unique à l’imagination, est animé de cette étrange “maladie” due à sa nature même. Et Don Salvador, renforça sa pensée d’un véritable aphorisme: “Etre artiste est une vraie maladie”. Ensuite, il nous fit part de l’histoire de ce philosophe Grec, Empédocle, qui se jeta dans l’Etna. “Peut-être s’est-il jeté dans le volcan, parce qu’il était sûr de ne pas disparaître, en quête d’un mythe éternel dans lequel il passerait à la postérité par une telle mort?”, rétorquâmes-nous. Là, il répliqua, plein d’emphase: ”A Torre Gorgot, il y aura une tentative de suicide de la population”. 
          Le 11 novembre, l’artiste pense à ce jour où le voyage a commencé. De la fenêtre ouverte de son âme, il voit l’Aliacmon fatigué entraîner ses eaux sous le regard contemplatif du temps. Il voit les utopies qu’il a bâties tout autour de lui, avec la patience de la tortue et de l’araignée, pousser comme l’herbe folle dans le jardin de la maison paternelle. Il voit toutes ses ambitions confinées entre les quatre murs de son atelier, refuge de l’homme sur le fil du rasoir. Et aussi, un bouquet de fleurs sauvages qu’il a cueillies au milieu des broussailles; les épines avaient blessé ses doigts et déchiré ses vêtements. Avec le temps, il a fini par comprendre le masque des choses, mais avec l’âge, il s’y est fait et se contente de ce qu’il voit. Chaque fois que la vie se faisait exigente, le mettait face aux difficultés les plus absurdes, ses résolutions s’envolaient, à l’instant où il fallait agir. Il a d’ailleurs déjà traversé – dit-il  – la plupart des mers possibles mais en fin de compte, il n’a fait que traverser la monotonie de son être. Il voit le nain, le bouffon Sebastián de Morra, servant à la cour du cardinal Don Fernando, qui attend la barque pour l’abysse, en fredonnant des airs qu’il compose sur le tas. Il voit Sultana E. Alexiou reposant à jamais, un sourire serein sur les lèvres, dans le cosmos; Lucrezia se blottissant dans les bras protecteurs de Fra Filippo son amant, au moment où des corbeaux, noirs et menaçants, prennent leur envol au-dessus des champs dorés de Vincent; il voit nos vies solitaires et l’échéance au bout, et se sent envahi d’une nostalgie tuante pour sa maison qu’il a quittée depuis si longtemps, dans ce monde-ci ou bien dans un autre?
          Au crépuscule, il regarde le soleil se fondre dans son propre feu et puis, presque avec arrogance, il applique l’arme contre sa tempe.
          Au registre des impôts de Florence, au mois de novembre 1429, le nom barré de Masaccio est suivi de cette note: “Serait mort à Rome”. En 1431, Niccoló Ser Lapo, créancier de l’artiste, déclare: “Tommaso di Ser Giovanni, peintre, me doit la somme de 68 lires. Ce même Tommaso est mort à Rome. J’ignore si je toucherai jamais quelque chose, puisque son frère dit qu’il n’a rien laissé en héritage”.


Publié dans la revue grecque Paremvasi - nº 146-147 - 2009
  (Textes traduits du grec par Caroline Luigi)



"Et quiconque ne fut pas trouvé inscrit dans le livre de vie fut précipité dans l'étang de feu" (Ap. 20.15), 2009 - Huile sur toile - 150 x 150 cm