vendredi 7 janvier 2011

Juste deux mots...


          Par la force des choses, il me faut assumer le risque – peut-être grand – de reconnaître que je ne suis pas esclave de la mode, ce qui présuppose le luxe de la “solitude centrale de l’atelier”, un luxe qui permit jadis à Van Gogh, chose tout à fait inactuelle de nos jours, de se couper l’oreille quand il voulait, et qu’il m’arrive très souvent d’aller fouiller dans mes archives couvertes de poussière, et que bizarrement, cette épreuve-là me rappelle qu’un certain jour de novembre 1959 il m’échut de naître à Siatista – pour la géographie, une bourgade à 30 km à l’ouest de Kozani, prise entre de grands silences, plus grandes encore étant la durée et la rigueur des hivers-, et le décor qui revêtait notre enfance ressemblait aux peintures de genre d’Adriaen van Ostade dans leur version balkanique, avec le saint qui d’après les dires de ceux qui affirmaient l’avoir vu, se promenait autour de sa chapelle, et le cordonnier Nikos Menzas, à l’heure où l’odeur de graillon de la rôtisserie de la place s’étendait au-dessus de la ville telle la dernière grâce de la journée, parcourait avec l’habileté du maître, sous les yeux émerveillés de ses amis et sans lever ne serait-ce qu’un instant la tête de son établi, sa vie tumultueuse et ses brillants exploits de chasse, lesquels allaient lui ménager au temps difficile de la guerre civile un inversement des rôles, du gibier et du chasseur, et qu’en plus de tout ça et bien d’autres du même genre, vint l’été 1975, et mon père, Nikolaos Dios, né en 1911, fourreur de profession, trente années de vie parisienne, s’étant retiré pour mille et une raisons et jusqu’à la fin de ses jours dans sa terre natale, raconte des histoires pleines de nostalgie de sa vie d’étudiant à l’Ecole des Beaux-Arts d’Athènes – du temps où il y avait encore Iakovidis¹ – (la poussière des années revêt ses histoires de l’éclatant habit du mythe, moi je copie au fusain une peinture de Francesco Mazzola, connu sous le nom du Parmesan, nous sommes le jouet de la douceur artistique qui réchauffe le cœur, bercés par le bruit doux de la pluie) j’ai l’idée, puisque la “réalité aime les symétries et les légers anachronismes”² d’étudier la peinture!
          En 1978, j’étais à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, dans l’atelier de sculpture de César. J’ai continué dans l’atelier de peinture d’Olivier Debré. En juin 1984, c’est le cœur gros que je quittais l’érotique ville de lumière. Derrière les vitres du train, quelque part en Italie, les coquelicots dansaient gaiement dans les champs.
          Il m’arrive parfois donc de sortir, des recoins de mon atelier, des peintures ayant survécu tant bien que mal aux années, et je vois alors que toutes ensemble elles forment un roman autobiographique. Je dis roman, ne sachant pas vraiment si je “parle” par ces peintures ou si ce sont elles qui, avec leur acharnement et leur ténacité fabulatoires, bâtissent l’histoire où je me complais depuis toutes ces années. Déboussolé au milieu des humeurs provinciales pour le moins hétéroclites dans lesquelles je me suis retiré, je me sentais comme un hérétique, peignant et cachant le résultat de mon travail, tandis que je m’embourbais (ça arrive très facilement ici, dans ces régions montagneuses du nord de la Grèce) dans des niaiseries alimentaires et autres activités artistiques secondaires – je me faisais décorateur de plafond, fresquiste, peintre d’icônes occasionnel, et à un moment, j’exerçais même l’honnête profession de peintre en bâtiment – voyant mes anciennes trouvailles pleines d’une force jeune et d’horizons chéris s’éloigner irrévocablement. Mettant ma sincérité face à ses responsabilités et sous l’œil perspicace d’esprits pensants et sceptiques, j’enfourchai en 1989, avec la bénédiction de l’ami Lachas encore bon pied bon œil et le soutien bienveillant de Dimitris Frangos et de Teta Makri, un vieux side-car, début d’un voyage improvisé, muni de ce que je pensais m'appartenir. J’avais besoin d’un véhicule qui me permette d’arriver à des choses qui m’émouvaient, que j’avais oubliées et que j’avais fini par perdre. Tout ce que je portais en moi de mon enfance, je le représentais installé dans l’habitacle de la moto, sous les traits de mon vieil ami et copain d’école Kostas Karydas, (c’est étrange, comme la mémoire choisit les véhicules et les personnes) et c’est ce fil qui m’aida à sortir de ce présent nul.
          Dans les troubles crépuscules du voyage, dans les rudes hivers de la région et dans la certitude trompeuse des étés qui suivent, cet art que je pensais m’être approprié et qui était ma langue parlée, je le rencontrais rarement sous les traits que je lui imaginais. Je peignais n’approchant que trop peu mes rêves dont je suis encore l’otage, et quand le miracle de la création était pour une fois au rendez-vous, tout ce que j’espérais c’était de ne pas me laisser prendre au piège de la vanité humaine. En 1997, promenant mon regard en arrière au temps de mon adolescence (une habitude courante chez ceux qui franchissent le seuil de la quarantaine), je fus pris du désir de peindre des figures humaines et des paysages, d'après des photos prises sur le vif au hasard des occasions, mais je fus pris du désir aussi de reprendre mes œuvres de jeunesse datant de mon “prime amour” pour la peinture, de plus en plus indifférent à l’existence picturale de mes propositions. Dans la plupart des images qui en découlèrent ma participation se réduisait à celle du scoliaste amateur d’art, tandis que cette position postmoderne faisait naître en moi l’arrière-pensée et l’idée égocentrique que les bons amateurs d’art sont un joyau tout aussi précieux que les précieux peintres.
          Je mettais enfin le bon dénouement de l’entreprise sur les traces d’une pensée picturale qui se retrouverait sans doute – du moins le pensais-je – au bout de mon pinceau au moment où je l’appliquerais sur la toile. Et sans pour autant trancher les problèmes de ma “pictoralité”, comme pour moi ils se posent de temps à autre, j’avoue avoir gardé de cette procédure d’approche un joli souvenir d’élévation spirituelle et mentale, ce qui ne ressemble en rien à l’incertain plaisir utopique des amants fatigués !
          Plutôt pénible cette habitude quand elle verse dans la confession sentimentale, diffuse dans un subjectivisme “prometteur” car sans lien avec les intentions sincères, l’humeur s’insinue dans un arrangement après coup “comme bon lui semble”  – licence poétique évidemment – d’une quelconque réalité et, en tant que telle, plutôt décalée à partir du moment où les événements s’enchaînent d’eux-mêmes, peut-être pour beaucoup fixés par la chance ou, bref, par une forme de déterminisme, l’habitude donc d’écrire “juste deux mots” qu’ont les peintres quand il s’agit de parler d’eux et, connaissant bien ce phénomène, je dois avouer que quand je passe devant les vieilles épiceries de la ville dont je suis l’hôte depuis dix ans, l’odeur à la fois de moisi, de poussière et de quarante ans de donquichottisme vient circonscrire avec douceur et comme un ultime recours “la charge utile” de mes jours et que, parfois enfermé dans une béatitude aux allures de farce paranoïaque, je perds mon temps à vivre la vérité de la peinture mû par un narcissisme futile et impénétrable, laquelle vérité, séduisante comme peuvent l’être toutes les choses de la vie ici-bas, guide les moines, pauvres en général, qui prennent part à la magie de sa secte, sous les rires et dans les flammes!
          Les jours de fête nationale et aux grandes occasions, dans la cour entourée d’immeubles où j’habite (à découvert face au temps qui ronge nos traces et accumule souvenirs inutiles et poussière sur notre sensibilité), la fanfare municipale Pandora sonne le réveil à l’heure où l’aube atteint les pâturages de mes rêves, dans le brouillard et dans le froid, sous la baguette en mouvement perpétuel de monsieur le chef d’orchestre, telle une horloge musicale qui ne compterait que les mois et les années, exécutant la dernière répétition, superbe, avant sa sortie dans la ville, telle la Ronde de nuit, avec ses chants merveilleux…


1. Georgios Iakovidis (1853-1932), peintre, professeur à l’Ecole des Beaux-Arts d’Athènes à partir de 1904. 
2. Borges, Le Sud, dans le recueil de nouvelles Fictions. Trad. Roger Caillois, éd. Gallimard). 
3. Kostas Lachas, artiste et écrivain grec, né en 1936.



Texte écrit en 2000 et publié dans le catalogue Painting cycles 1987-2000 




Acrylique sur toile, 1990 - 150 x 150 cm


Persistance de la mémoire artistique, 2003 - Huile sur toile, 90 x 100 cm