mercredi 22 décembre 2010

J'ai oublié de quel port...




          J'ai oublié de quel port je suis parti pour ce voyage qui semble aujourd’hui ne jamais avoir eu lieu. But du voyage, était la quête de ports improbables qui, en réalité, n’étaient que des entrées de ports, rades oubliées à l’embouchure de fleuves. Dans mes bagages, un abîme entre le vacarme, la gaité du monde et ma tristesse et mon spleen silencieux. Et quand le bruit métallique de l’ancre qu’on lève se fut éteint à mes oreilles et que l’arrière du navire eut perdu de vue la terre ferme, je levai, tel un oisif ne sachant que faire seul avec ses pensées, les yeux vers le ciel; jamais, depuis le jour de la Création, il n’avait été si bien orné de lumière et d’ombres. Par endroits pur et vif, ailleurs tourmenté et oppressant. Imaginez ma surprise à la vue de ces nuages, certains bas au-dessus de la mer et d’autres loin, avec une nuance qui tirait vers le gris foncé. Les couleurs étaient étonnantes; les nuages qui étaient proches semblaient embrasés par le feu du soleil, alors que dans le lointain, leur rougeoiement paraissait moins enflammé. D’un geste d’une grande beauté, les pinceaux de la nature dissociaient l’éther, l’éloignaient de la ligne d’horizon! Un bleu nuancé de vert dominait, ici le bleu était plus intense, là c’était le vert, selon les caprices du grand maître qu’est la nature. Avec des nuances tantôt claires, tantôt plus sombres, elle effaçait ou bien elle mettait en valeur ce qu’elle voulait effacer ou mettre en valeur, d’une force dont seul le pinceau de Vecellio était doté. Au crépuscule je me tenais penché sur le plat-bord de notre navire, qui laissait derrière lui une vague nostalgie.
          Selon les dires, vingt années après ma mort, de Scheggia, mon frère cadet, je naquis au mois de décembre 1401, le jour de la saint Thomas. Mon père mourut cinq ans plus tard, au moment à peu près de la naissance de son deuxième fils. Homme de talent qui ne pratiqua jamais la peinture, il nous a légué son aptitude à cet art. Lui, avait préféré vivre en exerçant notamment le métier de notaire. Notre mère, la bonne Jacopa de Martinozzo, ne tarda pas à se remarier, avec un vieil apothicaire-marchand d’épices nommé Tedesco et âgé de soixante ans, qui mourut à son tour en 1417, laissant deux filles de ses premiers lits. Mon nom était Tommaso, mais on m’appelait Masaccio, non à cause de “l'envergure” de mon corps, mais plutôt pour la bizarrerie qui enveloppait ma personne.
          Je voyageai dans le temps, de ce côté qui ne connaît pas de mesure. Je connus d’autres lieux, d’autres ports, des villes qui semblaient ne pas appartenir à ce monde-ci. Un jour, c’était en septembre, j’assistai à une exécution publique, à Rome. Ce fut un spectacle terrifiant. Les soldats et le bourreau, les Frères de la Pitié ainsi que d’autres ordres et fraternités, accompagnaient les condamnés à mort jusqu’à la place Sant’ Angelo. Là, sous un soleil de plomb, une foule énorme attendait, témoin de leur mort (beaucoup moururent asphyxiés par la foule et la chaleur). Une mère et sa fille d’une beauté unique furent décapitées, tandis que le fils fut écorché vif pour avoir, avec leur aide, tué son père. Contrairement à ce qui se passe d’ordinaire, la foule en fut émue. Elle admira le courage et la dignité du condamné alors que Beatrice, jeune et attachante, pleine de dignité au moment où elle traversait la foule, frappa tout le monde en plein cœur. On dit qu’elle mourut comme une sainte. Tout ce peuple s’empressa d’aller pleurer sur son corps jusqu’au milieu de la nuit, allumant des cierges tout autour d’elle. C’est quelque part au milieu de tout cela que j’aperçus Michelangelo da Caravaggio et Orazio avec sa fille, la jeune Artemisia – tous trois étaient peintres. Guidés par quelque “perversion professionnelle”, ils étaient venus étudier les réactions des condamnés à mort afin de les rendre d’une façon fidèle dans leurs sombres tableaux, au demeurant fort attirants à leur époque. Vous devez vous demander pourquoi je vous raconte tout cela et quel sens cela peut-il avoir. N’allez pas vous leurrer et essayer de trouver le sens des choses et des mots. Rien n’a de sens.
          Le 19 avril 1422, un cortège se forma sur la place du Carmine, pour “célébrer” son église. Dans le cloître, je peignis à fresque une “Consécration” qui représentait le déroulement de cette cérémonie. Sur un camaïeu vert, je plaçai à cinq ou six par rang, des personnages qui diminuaient, s’échelonnant en profondeur, avec discernement, selon les lois de la vision. Cette œuvre fut, jusqu’à sa destruction, le miroir de la société d’alors. Les personnages que j’y ai peints sont des hommes tout-puissants, ils ont vaincu le dur travail de la terre; citoyens de la République florentine, ils se connaissaient tous entre eux, unis dans le respect d’une “bonne et sainte discipline de vie”, imposants et vertueux dans leur âme mais aussi dans leur corps, lequel ne mérite pas moins de dignité. Dans la chapelle Brancacci de la même église, je représentai, avec Masolino, des scènes de la vie de saint Pierre. Mon art fut grandement loué. On me dit grand travailleur mais aussi ingénieux et admirable dans les difficultés de la perpective. On me dit parfait imitateur de la nature, artiste d’une valeur universelle et bon dans la composition, pure et sans ornements, car j’imitai la réalité d’une façon qui approchait la vérité des apparences.
          Je n’ai pas, je n’ai jamais eu de famille, et je me sens las de ces blagues que racontent mes compagnons fatigants pour tromper leur ennui. Derrière les vitres du bistrot d’une rue piétonne en décadence, je vois effrayé l’insignifiance de ma vie et cette armée vaincue d’hommes qui, d’un naturel tout animal, courent travailler pour leur humble et joyeuse maisonnée, pour les plaisirs à la fois agréables et tristes dont, par nécessité, est faite leur vie.  Tels des vagabonds désorientés, ils avancent en quête de quelque bénédiction cachée, corps et visages, marionnettes mues par une main invisible. Que sommes-nous venus faire ici? Je referme, las, les persiennes de la fenêtre et, laissant le monde au-dehors, je retrouve pour un instant ma liberté. Demain, je serai esclave de nouveau mais pour l’heure je reste seul, sans besoin de personne, redoutant seulement qu’une voix ou une présence viennent m’interrompre ; je reprends possession de ma petite liberté, de ces instants de grandeur qui n’appartiennent qu’à moi. Au terme d’une journée de cauchemar, une de plus, les rescapés se préparent pour l’incertaine nuit à venir!
          Don Salvador, interrompant la déclamation d’un poème catalan et de quatrains aragonais (parmi lesquels deux me firent grande impression), demanda soudain: “En quoi, surtout, l’homme est-il différent de l’animal?” Et, voyant notre impossibilité de répondre: “Ce qui différencie l’homme de l’animal, c’est le suicide. Le suicide n’est pas un simple acte délibéré; celui qui attente à sa vie agit ainsi car il est indifférent à tout désir. C’est la résistance donc de la volonté face à elle-même. L’animal vit dans la satisfaction et l’existence, tandis que l’homme vit dans la non-satisfaction et un mélange bizarre d’existence et de néant. Le cerveau de l’animal ne peut émettre le message de l’autodestruction. L’homme, doté d’une aptitude absolument unique à l’imagination, est animé de cette étrange “maladie” due à sa nature même. Et Don Salvador, renforça sa pensée d’un véritable aphorisme: “Etre artiste est une vraie maladie”. Ensuite, il nous fit part de l’histoire de ce philosophe Grec, Empédocle, qui se jeta dans l’Etna. “Peut-être s’est-il jeté dans le volcan, parce qu’il était sûr de ne pas disparaître, en quête d’un mythe éternel dans lequel il passerait à la postérité par une telle mort?”, rétorquâmes-nous. Là, il répliqua, plein d’emphase: ”A Torre Gorgot, il y aura une tentative de suicide de la population”. 
          Le 11 novembre, l’artiste pense à ce jour où le voyage a commencé. De la fenêtre ouverte de son âme, il voit l’Aliacmon fatigué entraîner ses eaux sous le regard contemplatif du temps. Il voit les utopies qu’il a bâties tout autour de lui, avec la patience de la tortue et de l’araignée, pousser comme l’herbe folle dans le jardin de la maison paternelle. Il voit toutes ses ambitions confinées entre les quatre murs de son atelier, refuge de l’homme sur le fil du rasoir. Et aussi, un bouquet de fleurs sauvages qu’il a cueillies au milieu des broussailles; les épines avaient blessé ses doigts et déchiré ses vêtements. Avec le temps, il a fini par comprendre le masque des choses, mais avec l’âge, il s’y est fait et se contente de ce qu’il voit. Chaque fois que la vie se faisait exigente, le mettait face aux difficultés les plus absurdes, ses résolutions s’envolaient, à l’instant où il fallait agir. Il a d’ailleurs déjà traversé – dit-il  – la plupart des mers possibles mais en fin de compte, il n’a fait que traverser la monotonie de son être. Il voit le nain, le bouffon Sebastián de Morra, servant à la cour du cardinal Don Fernando, qui attend la barque pour l’abysse, en fredonnant des airs qu’il compose sur le tas. Il voit Sultana E. Alexiou reposant à jamais, un sourire serein sur les lèvres, dans le cosmos; Lucrezia se blottissant dans les bras protecteurs de Fra Filippo son amant, au moment où des corbeaux, noirs et menaçants, prennent leur envol au-dessus des champs dorés de Vincent; il voit nos vies solitaires et l’échéance au bout, et se sent envahi d’une nostalgie tuante pour sa maison qu’il a quittée depuis si longtemps, dans ce monde-ci ou bien dans un autre?
          Au crépuscule, il regarde le soleil se fondre dans son propre feu et puis, presque avec arrogance, il applique l’arme contre sa tempe.
          Au registre des impôts de Florence, au mois de novembre 1429, le nom barré de Masaccio est suivi de cette note: “Serait mort à Rome”. En 1431, Niccoló Ser Lapo, créancier de l’artiste, déclare: “Tommaso di Ser Giovanni, peintre, me doit la somme de 68 lires. Ce même Tommaso est mort à Rome. J’ignore si je toucherai jamais quelque chose, puisque son frère dit qu’il n’a rien laissé en héritage”.


Publié dans la revue grecque Paremvasi - nº 146-147 - 2009
  (Textes traduits du grec par Caroline Luigi)



"Et quiconque ne fut pas trouvé inscrit dans le livre de vie fut précipité dans l'étang de feu" (Ap. 20.15), 2009 - Huile sur toile - 150 x 150 cm